- ROME ET EMPIRE ROMAIN - Rome et la pensée grecque
- ROME ET EMPIRE ROMAIN - Rome et la pensée grecqueLe rôle joué dans l’histoire de la pensée par la langue latine et, à travers elle, par la civilisation romaine est considérable. De Boèce à Kant, soit pendant près de treize siècles, le latin sera par excellence la langue philosophique de l’Occident chrétien. Mais ce latin, tour à tour classique, patristique et scolastique, et dont la terminologie philosophique actuelle reste encore tributaire, ne véhiculera en apparence que des concepts forgés par la spéculation grecque. Car il n’y a pas de philosophie proprement romaine. Les trois grands penseurs dont on peut créditer la Rome antique – Lucrèce, Cicéron et Sénèque – se rattachent à des écoles philosophiques grecques: Lucrèce est épicurien, Cicéron se réclame de la Nouvelle Académie, Sénèque est stoïcien. Pourtant Lucrèce et Sénèque ont plus fait pour la gloire et l’influence durable de l’épicurisme et du stoïcisme que les écrits – pour la plupart perdus dès la fin de l’Antiquité – de leurs inspirateurs grecs. Et, sans les œuvres philosophiques de Cicéron, on ne saurait presque rien ni de la Nouvelle Académie ni du moyen stoïcisme ni de tant d’autres doctrines hellénistiques, dont son éclectisme a su nous conserver les grandes lignes.Les circonstances de la transmissionDans l’ordre philosophique, les Romains auront été des traducteurs, avec tout ce que ce mot implique à la fois de dépendance à l’égard de l’original et de recours obligé à des choix, voire à des infléchissements parfois décisifs. C’est la dépendance qui paraît bien dominer jusqu’à l’époque cicéronienne, et ce d’autant plus que, si l’aristocratie romaine s’intéresse dès le IIe siècle avant J.-C. à la philosophie grecque, cet intérêt ne se conçoit pas sans la pratique du grec et la fréquentation parfois personnelle des philosophes grecs. C’est ainsi que l’académicien Carnéade vient à Rome en 155 avant J.-C. à la tête d’une ambassade athénienne, de même qu’y viendra au siècle suivant, dans des occasions analogues, le stoïcien Posidonius. Du reste, les Romains cultivés ne dédaignent pas d’aller écouter sur place l’enseignement des philosophes grecs: à Athènes certes, mais aussi à Rhodes, où le même Posidonius aura pour auditeurs aussi bien Pompée que Cicéron. Dans l’introduction de la philosophie grecque à Rome, il faut mentionner le rôle joué par Scipion Émilien, le vainqueur de Carthage (mort en 129 av. J.-C.), qui s’entoure d’un cercle d’écrivains et de penseurs grecs, parmi lesquels l’historien Polybe et le philosophe stoïcien Panétius. Si les cheminements de l’influence stoïcienne sont les mieux connus, il semble que, dès la fin du IIe siècle, des cercles épicuriens se constituent, notamment en Campanie, selon le modèle des communautés d’amis prêché par le fondateur de l’école.C’est précisément à l’épicurisme que se rattache la première œuvre philosophique de langue latine, le poème de Lucrèce De natura rerum (Sur la nature des choses ) édité, peut-être par Cicéron, après le suicide probable de son auteur, vers 54 ou 53 avant J.-C. Il s’agit d’une œuvre exceptionnelle par son style et qui sera l’une des sources le plus souvent revendiquées par le matérialisme moderne. Mais elle reste l’expression d’un esprit brillant et solitaire, peu représentatif de la société romaine.Cicéron ou les difficultés de la traductionCicéron (106-43 av. J.-C.) est le premier a avoir pris conscience des problèmes posés par la transplantation de la philosophie grecque dans la culture romaine. Il découvre que la philosophie, si universelle qu’elle soit dans sa visée, est en quelque façon solidaire de la langue qui l’exprime. La preuve en est que le latin, langue de paysans et de soldats tournés vers l’action, est mal outillé pour traduire les abstractions auxquelles la langue grecque est spontanément portée (qu’on songe, par exemple, à la possibilité qu’a le grec, et non le latin, de substantiver un adjectif au neutre, comme lorsqu’on dit: l’un ou l’infini). Cicéron entreprend pourtant, à coup de périphrases et de néologismes, cette tâche gigantesque de transposition. La question si controversée de l’originalité de Cicéron philosophe perd dès lors une grande partie de son sens; il peut bien avoir toujours sous les yeux un original grec (la philologie allemande a particulièrement mis en évidence les emprunts à Panétius et Posidonius), il n’en reste pas moins qu’il décide – et cela pour des siècles – du sens qu’il convient de donner chaque fois à tel ou tel concept grec. Disons qu’il est assez souvent bien inspiré: ainsi, il traduit ousia par essentia (ce qui est mieux que la métaphore substantia , qui s’imposera à partir de Quintilien), mais comment traduire l’«étant» des Grecs, si ce n’est par quod est , qui évoque un étant concret, et non ce qui constitue l’étant comme tel? Dans le domaine moral, il traduira fort justement phronésis par prudentia , pour la distinguer de la sophia (= sapientia , sagesse), mais comment éviter que la traduction d’arétê par virtus (qui a donné notre «vertu») ne contamine l’idée grecque d’excellence par celles, toutes romaines, de virilité et de courage? Comment éviter que natura n’évoque d’autres harmoniques que le grec physis , ou ratio que logos ? On pourrait multiplier les exemples. Ils illustreraient à la fois le génie propre de Cicéron et la difficulté fondamentale qui fut la sienne: traduire dans une langue de bâtisseurs et d’administrateurs la spéculation désintéressée des Grecs sur la «nature» et sur l’être.À vrai dire, Cicéron ne s’est que peu aventuré dans le domaine métaphysique, encore que ses traités purement théoriques – notamment De natura deorum (De la nature des dieux ) et De Fato (Du destin ) – soient loin d’être philosophiquement négligeables. Mais il est plus à l’aise dans la recollection, préparée par ses maîtres de la Nouvelle Académie, des doctrines morales de la Grèce – De finibus bonorum et malorum (Des fins ) – et dans sa propre contribution, inspirée, il est vrai, de Panétius, à la morale pratique – De officiis (Des devoirs ). Un éclectisme conséquent, inspiré du probabilisme de Carnéade, n’empêche pas Cicéron de mettre l’accent sur des thèmes – généralement stoïciens – qui, sans être proprement nouveaux, trouvent dans la Rome du Ier siècle avant J.-C. un terrain propice à leur diffusion. Ainsi en est-il du thème de l’unité du genre humain, de la societas humani generis , fondée elle-même sur la loi naturelle, qui n’est autre que la raison commune aux hommes et aux dieux – De legibus (Des lois ). Ce thème s’accordera, sans qu’on puisse établir ici de rapports certains de filiation, aux tendances universalistes du droit romain. Une élaboration proprement cicéronienne est celle de la notion d’humanitas , qui désigne le développement harmonieux, grâce à la culture, des attributs propres à l’homme, la raison et le langage (ratio et oratio ).Rome entre la Grèce et le christianismeCes thèmes se retrouveront au siècle suivant chez le stoïcien Sénèque (mort en 65 apr. J.-C.). Mais les temps auront changé: au siècle de Néron, l’unité du genre humain, l’exigence de la loi naturelle apparaîtront moins comme des données que comme des tâches. L’humanitas , introuvable dans les mœurs corrompues de la Rome impériale, se réfugiera dans les consciences: elle ne sera plus le résultat d’une culture en droit universalisable, mais le titre d’une vertu difficile et rare. Rome entrera alors dans une longue décadence et s’ouvrira à des destins imprévus. Le «déchirement infini», par quoi Hegel caractérise l’esprit de l’Empire romain, trouvera dans le christianisme un dépassement moins formel que celui que pouvait fournir, à travers ses disciples romains, la prédication morale du stoïcisme.Il reste que Rome et, alors même que l’Empire aura disparu, la langue latine serviront encore pour une grande part d’intercesseurs entre la pensée grecque et la culture chrétienne. Saint Ambroise fera entrer dans la théologie morale du christianisme la doctrine cicéronienne des devoirs et, à travers elle, le vocabulaire latinisé des vertus. Saint Augustin ne reniera jamais entièrement sa formation classique et sa dette envers l’Hortensius de Cicéron. Et c’est à travers Boèce (env. 470-env. 525) que l’on connaîtra, ou croira connaître, jusqu’au XIIe siècle, l’essentiel de la logique et même de la métaphysique aristotéliciennes.
Encyclopédie Universelle. 2012.